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Photo du rédacteurMickaël Baubonne

20 ans du tram : je t’aime, moi non plus !

Il y a 20 ans, Bordeaux décidait de construire d’une traite trois lignes de tramway en surface au lieu d'un métro, une décision audacieuse ! Cependant, cette approche simultanée, qui a donné un nouveau souffle à la ville, a également empêché la collectivité de tirer les leçons d’une première ligne. 20 ans après, il est clair qu'un tramway était nécessaire, mais insuffisant. Cet enseignement aurait pu être tiré bien plus tôt, avant la situation dégradée que nous connaissons aujourd’hui.


3 lignes en même temps : le péché originel

Après des décennies d’hésitations sur le remède à administrer à un réseau de transport en commun à bout de souffle (déjà), la métropole pensait voir le bout du tunnel en ce jour de décembre 2003. Du tunnel ? Pas exactement. Bordeaux avait justement fait le choix de ne pas construire un métro pour y préférer trois lignes de tramway intégralement en surface. Trois lignes directement, c’était audacieux alors que la plupart des agglomérations ne réalisent leur réseau lourd de transport en commun qu’une ligne après l’autre.


Disons-le tout net, la construction de trois lignes en même temps a aussi empêché la collectivité de tirer les leçons de l’ouverture d’une première ligne pour les suivantes.

Et Bordeaux pouvait se le permettre grâce à la cagnotte initialement constituée pour le métro. La communauté urbaine n’a eu ainsi à emprunter que 250 millions d’euros sur 1,2 milliard d’euros pour les deux premières phases (Communauté urbaine de Bordeaux et Egis, Bilan LOTI. 2e phase du tramway de l’agglomération bordelaise, 13 septembre 2013, p. 11, 13). Disons-le tout net, la construction de trois lignes en même temps a aussi empêché la collectivité de tirer les leçons de l’ouverture d’une première ligne pour les suivantes. Pourtant, il y avait beaucoup d’enseignements à tirer de l’exploitation du tram à Bordeaux… sans qu’il fût nécessaire d’attendre 20 ans !



Un formidable outil pour la requalification urbaine

Aujourd’hui, l’image de Bordeaux est étroitement liée à son tram. Le tramway a insufflé un nouveau souffle à la ville qui n’avait cessé de se vider au profit de sa périphérie. Entre 1968 et 1999, Bordeaux a perdu plus de 19 % de sa population quand la population de la communauté urbaine a augmenté de près de 20 %. Avec le tramway, Bordeaux a renoué avec une forte croissance démographique.


Le tramway a [...] été l’occasion d’embellir l’espace public, d’augmenter la place des modes actifs de déplacement, de se réapproprier le fleuve et de ravaler les façades.

Il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence. Le tramway a non seulement renvoyé l’image d’une ville qui bouge et qui ose en construisant trois lignes en même temps, mais en plus il a été l’occasion d’embellir l’espace public, d’augmenter la place des modes actifs de déplacement, de se réapproprier le fleuve et de ravaler les façades. Les opérations d’urbanisme se sont multipliées au cœur de l’agglomération et plus seulement en périphérie. En 2023, avec 263 247 habitants, Bordeaux a presque retrouvé sa population de 1968 (INSEE, Populations légales en vigueur à compter du 1er janvier 2023. Gironde, décembre 2022). Le tramway a permis cela.



Un instrument politique pour la cogestion métropolitaine

Le tramway a aussi été un instrument de cogestion alors que la question du métro avait fait voler en éclat le consensus communautaire sous Chaban. Il est important de souligner que lorsqu’Alain Juppé devient maire de Bordeaux en 1995, Bordeaux concentre à peine 32 % de la population de la communauté urbaine contre 48 % au moment de la création de cette dernière. En comparaison, si le poids démographique de Toulouse au sein de la métropole n’a cessé de baisser, la ville centre regroupe encore aujourd’hui 60 % de la population métropolitaine. Les rapports de force politiques centre / périphérie ne sont donc pas les mêmes en amont et en aval de la Garonne.


[...] il était plus facile au nouveau maire de Bordeaux de séduire les maires de la périphérie et de s’imposer à la présidence de la communauté urbaine en promettant 44 kilomètres de tramway plutôt que 11 kilomètres de métro.

Dans ces conditions, il était plus facile au nouveau maire de Bordeaux de séduire les maires de la périphérie et de s’imposer à la présidence de la communauté urbaine en promettant 44 kilomètres de tramway plutôt que 11 kilomètres de métro. Pour les mêmes raisons, l’alimentation par le sol n’a pas concerné que Bordeaux mais aussi Talence, le Bouscat, Mérignac, Cenon, Lormont et, à l’origine au moins, Pessac (un troisième rail avait même été posé à Bougnard en prévision de l’extension vers Pessac centre). On sait aujourd’hui les surcoûts de l’APS et les problèmes que pose cette technologie a fortiori lorsqu’elle est en pointillé. La réalisation d’une ligne après l’autre aurait permis, par exemple sur ce point, de tirer les leçons d’une première ligne.



Des prévisions de fréquentation très vite et largement dépassées

Le tramway rend aujourd’hui service à 108 millions de voyageurs par an, ce qui représente environ 410 000 voyageurs par jour en semaine. Il n’y a aucun problème à l’écrire : si le tramway à Bordeaux n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Jamais un métro seul ne rendra autant service qu’un métro associé à un tramway. Les deux sont complémentaires. En plus, le tramway correspondait bien aux besoins de l’agglomération de la fin du XXe siècle : marasme démographique de la ville centre, croissance de la périphérie, attractivité de l’agglomération moindre qu’ailleurs.


L’effet tramway a été mal anticipé […] Les lignes A, B et C transportaient respectivement 78 %, 56 % et 40 % de voyageurs à l'heure de pointe en plus que les prévisions

Mais l’effet tramway a été mal anticipé. Il semble même qu’on craignait que le tram soit boudé. Pourquoi ce qui fonctionne ailleurs serait boudé à Bordeaux ? Mystère. Force est de constater en tout cas que les prévisions de fréquentation ont été très vite dépassées. La déclaration d’utilité publique envisageait une fréquentation de 4 500 voyageurs par heure en heure de pointe sur les lignes A et B et de 3 000 voyageurs par heure en heure de pointe sur la ligne C. En 2009 déjà, ces chiffres étaient largement dépassés avec 6 300 voyageurs à l’heure de pointe sur la A, 5 800 sur la B et 3 500 sur la C. Le réseau affichait avec fierté ce qui est pourtant une considérable erreur d’appréciation : « Nous vous attendions 200 000, vous êtes 300 000 par jour. »



La situation n’a évidemment cessé de se dégrader puisque, en 2012, 8 000 voyageurs étaient comptabilisés à l’heure de pointe sur la ligne A, 7 000 sur la ligne B et 4 200 sur la ligne C. C’est respectivement 78 %, 56 % et 40 % de plus que les prévisions. Cela finit forcément par coincer. Toutefois, Bordeaux n’est pas la seule à s’être trompé de la sorte. Rennes aussi avait mal anticipé la fréquentation de sa première ligne, de métro, puisque 77 500 voyageurs par jour étaient attendus. Il y en a 150 000 aujourd’hui !



Un tramway surexploité, à bout de souffle

Mêmes erreurs de prévision à Rennes et à Bordeaux, mais marges de manœuvre très différentes ! D’abord, une fois les trois lignes bordelaises réalisées, il était impossible d’opter pour les futures lignes pour un mode plus capacitif. Là encore, c’est l’inconvénient d’avoir mené de front la construction des trois lignes. Ensuite, les marges de manœuvre d’un tramway, en surface, ne sont pas du tout les mêmes que celle d’un métro, qui évolue vraiment en site propre et qui peut même être automatique. Augmenter la fréquence du tramway suppose d’acheter de nouvelles rames, de les entretenir, de les alimenter en électricité, de les réparer, de les renouveler et surtout de recruter des conducteurs (ce qui n’est pas neutre en période de disette budgétaire et de pénurie de conducteurs).


« Notre réseau tourne à plein régime. […] Nous devons déjà changer certaines pièces qui étaient prévues pour durer trente ans. […] Le matériel s’use plus vite. » (Sud Ouest, 5 décembre 2018)

L’augmentation des fréquences a aussi contribué à encombrer les voies, d’où les premiers ralentissements à cause de trains de tramways. Ces ralentissements n’ont bien sûr rien arrangé à la vitesse commerciale du tramway qui était déjà bien loin de la cible prévue par la déclaration d’utilité publique à cause de conflits d’usage également mal anticipés. Or, un réseau plus lent doit, pour conserver la même fréquence, faire circuler plus de rames, qu’il faut acheter, entretenir, alimenter en électricité, réparer, renouveler et surtout faire conduire. C’est précisément la spirale infernale dans laquelle se trouve le tramway aujourd’hui ! Et la surexploitation du réseau n’est pas sans conséquence ensuite sur sa fiabilité. C’est ce que décrivait le précédent vice-président en charge des transports, Christophe Duprat, seulement quinze ans après la mise en service du tram, au lendemain de la grosse panne de décembre 2018 : « Notre réseau tourne à plein régime. […] Nous devons déjà changer certaines pièces qui étaient prévues pour durer trente ans. […] Le matériel s’use plus vite. » (Sud Ouest, 5 décembre 2018)



Les coûts d’exploitation s’envolent et la qualité du service baisse

Les ralentissements rencontrés sur le réseau, à cause de la fréquentation mal évaluée, de conflits d’usage mal anticipés et de défauts de conception aussi, se traduisent d’une part par des coûts d’exploitation plus élevés. Un écart de 15 % par kilomètre a ainsi été constaté entre le montant des dépenses d’exploitation affiché dans le projet au stade de la déclaration d’utilité publique et le montant constaté en fonctionnement (Bilan LOTI de la 2e phase du tramway de la CUB. Synthèse, 2013, p. 3).


Les dépenses d’exploitation par kilomètre sont 55% plus élevées aujourd’hui que dans le projet au stade de la déclaration d’utilité publique

Cet écart atteint aujourd’hui 55 % et il atteignait même 61 % en 2019, avant l’augmentation des coûts de l’énergie et l’inflation. D’autre part, ces ralentissements ont grevé le bilan socio-économique du tramway. Un bilan socio-économique est classiquement porté par les gains de temps. C’était aussi le cas pour le tramway de Bordeaux, dont le bilan positif résultait à 61 % des gains de temps. Or, ces gains de temps ont été bien moins importants : leur valeur s’est révélée 60 % inférieure à celle estimée. Le bilan socio-économique lui-même en est ressorti moins positif qu’espéré. Le bénéfice devait être de 160 millions d’euros selon la déclaration d’utilité publique ; il n’est finalement que de 117 millions d’euros. Peut-être est-il intéressant d’indiquer que, avec les modèles de calcul de la métropole, le bénéfice d’une ligne de métro à Bordeaux a été évalué en 2019 à 906 millions d’euros.



Rappelons-le si nécessaire, le tram a toute sa place à Bordeaux. Mais toutes ces années d’exploitation doivent servir à mieux anticiper ce qui est à venir : l’amélioration des conditions de déplacement dans la métropole ne peut plus passer par la « robustification » du tramway. La métropole a déjà fait le coup de l’« optimisation » quand le tram n’avait même pas quinze ans et ça n’a pas empêché un « échec collectif » selon les uns ou permis d’éviter le « mur de 2030 » selon les autres. Dans ces conditions, la « robustification » du réseau de tramway ne convaincra que les plus aveugles. Les problèmes que le tramway rencontre en tant que colonne vertébrale du réseau de transport en commun ne peuvent être résolus qu’en confiant ce rôle à un autre mode de transport collectif capable de soulager le réseau en surface. Il ne s’agit pas de tuer le tramway mais, au contraire, de lui donner une seconde jeunesse !


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